Quand un marae des Tuamotu donne son nom à une diatomée
Article adapté d’une publication dans Phytotaxa (avec l’accord de Dr Paul Hamilton, éditeur associé) : Riaux-Gobin, C., Witkowski, A., Jordan, R.W., Parravicini, V. & Planes, S. 2018. Cocconeis kurakakea, a new diatom species from Nukutavake (Tuamotu Archipelago, South Pacific): description and comparison with C. diruptoides and C. pseudodiruptoides. Phytotaxa
Les diatomées : un des premiers maillons de la chaîne alimentaire !
Cet article relate la découverte d’une nouvelle diatomée, associée aux récifs coralliens de l’Archipel des Tuamotu lors d’une expédition scientifique Tara Pacific. Les diatomées sont des micro-algues marines unicellulaires ayant des pigments bruns. Certaines d’entre-elles sont benthiques (elles ont besoin d’un support pour se développer) et vivent à peu près sur tous les supports possibles : sables coralliens et autres sédiments peu profonds, peau des cétacés, carapace des tortues, macro-algues ou rochers bénéficiant des embruns et des vagues, etc. D’autres micro-algues sont libres dans les masses d’eau et forment le phytoplancton. Comme toutes les algues, les diatomées sont capables de réaliser la photosynthèse, cette transformation de l’énergie lumineuse en matière organique. Ce phénomène fait des diatomées un des premiers maillons de la chaîne alimentaire. Par ailleurs, la photosynthèse due à ces micro-algues (en particulier le phytoplancton qui peuple les océans) produit un quart de l’oxygène de notre planète, d’où leur importance ! Les diatomées sont les seuls organismes unicellulaires à posséder une sorte de coque externe ou « frustule » (nom scientifique de cette structure de silice), formée de deux valves. Le frustule possède des ornementations aux formes et détails pouvant les apparenter à de véritables bijoux, qui sont propres à chaque espèce.
Exemple de diatomées vues au microscope (Microscope électronique à balayage. Photo : C. Riaux-Gobin)
Atoll de Nukutavake, l’atoll aux trois marae
La nouvelle diatomée a été récoltée lors d’une plongée peu profonde sur la pente externe de Nukutavake, petit atoll comblé des Tuamotu (5,2 km de long, 1,3 km de large) à l’est de l’archipel.
Archipel des Tuamotu, position et détail de l’atoll comblé de Nukutavake et du point de prélèvement de la diatomée (NTV A1) sur la pente externe au nord de l’atoll.
Une grande partie de l’île est occupée par une cocoteraie et elle possède plusieurs marae. “Marae” est un terme Maori désignant un espace sacré servant aux activités cultuelles, politiques et sociales dans les cultures polynésiennes pré-colonisation. Le caractère religieux et sacré de ces lieux était très prononcé. Le marae était un lieu où se faisait le lien entre les hommes, les ancêtres et les dieux. Le marae est en général une surface rectangulaire en dalles de corail ou de basalte, bordé de pierres hautes ou de bois. Ces constructions, plus ou moins complexes, comportaient parfois une pierre dressée et des marae secondaires. De tels édifices existaient dans toutes les cultures polynésiennes (Nouvelle Zélande, îles Cook, Polynésie française, Tonga, Samoa et Hawaï).
Le plus important marae de l’atoll de Nukutavake était le marae Kurakakea, situé au centre du village de Tavavanui. Ce marae a été détruit lors du cyclone de 1983. L’archéologue Tamara Maric note en 2010 que “l’atoll de Nukutavake comportait trois marae [Ahutu, Havaiki et Kurakakea], il y avait donc trois chefs”. Elle indique également que Nukutavake était le “rahui” (zone de gestion traditionnelle des ressources permettant le renouvellement des espèces) de l’atoll Vahitahi, plus grand, situé à 57km au nord.
“Tara Pacific 2016-2018” et biodiversité
Construite à l’initiative de Jean-Louis Etienne en 1989, cette goélette a sillonné tous les océans, avec pour but principal la défense de l’environnement. “Tara Pacific (2016-2018)” est la quatrième expédition scientifique, dédiée aux récifs coralliens et permettant d’enquêter sur les menaces auxquelles ils doivent faire face (changement climatique et activités humaines).
En 2016 plusieurs atolls des Tuamotu ont été étudiés : Nukutavake, Haraiki, Vairaatea et Vahitahi. Les études ont concerné, entre autres, la diversité spécifique des poissons coralliens, mais également celles des diatomées benthiques présentes dans la zone bathymétrique bénéficiant de l’énergie lumineuse. Aucune étude des diatomées n’avait jusqu’alors été menée sur ces atolls des Tuamotu, alors que Napuka, un atoll du nord de l’archipel, avait fait l’objet d’une mission scientifique en 2012 (Riaux-Gobin et al. 2014, 2015). Les quatre atolls sont peu impactés par les activités humaines (très peu d’habitants, petit aérodrome uniquement à Nukutavake et Vahitahi, coprah comme ressource principale). Les îles du Pacifique sans cocotiers (dont l’implantation peut être fortuite, mais le plus souvent d’origine humaine) sont rares ; cependant, les quatre atolls cités sont des secteurs du Pacifique Sud relativement préservés, permettant d’appréhender la biodiversité côtière actuelle des Tuamotu, sorte de point zéro avant toute évolution des atteintes ou impacts anthropiques ou climatiques.
Cocconeis kurakakea sp. nov.
Des plongées sous-marines effectuées par des chercheurs du CRIOBE sur les pentes externes des atolls Nukutavake, Haraiki, Vairaatea et Vahitahi ont permis la récolte de sédiments coralliens peu profonds et de macro-algues. Grace au microscope électronique à balayage (MEB) de l’Université de Perpignan et au microscope optique, les assemblages présents sur chaque atoll ont pu être étudiés en détail.
Parmi les diatomées observées dans ces prélèvements, certaines sont déjà répertoriées dans des atolls ou îles du Pacifique Sud, alors que d’autres sont retrouvées dans des bassins océaniques éloignés (comme aux Mascareignes ou à Madagascar) avec très peu ou aucune différence morphologique, prouvant qu’elles sont cosmopolites, communes à plusieurs parties du monde.
Une diatomée observée pour la première fois à Nukutavake, épiphyte (vivant sur une macro-algue), a particulièrement retenu l’attention de Catherine Riaux-Gobin, chercheur CNRS au CRIOBE, spécialiste des diatomées : « nous l’avons nommée Cocconeis kurakakea en référence au plus grand marae Kurakakea de Nukutavake. Cette nouvelle espèce appartient au genre Cocconeis (Ehrenberg), genre caractérisé en particulier par le fait que les deux valves de son frustule sont différentes. Ces diatomées vivent très souvent en épiphytes, sur des macro-algues, sans pour autant parasiter la macro-algue. Cocconeis kurakakea est une espèce excessivement petite (en moyenne 15 µm de long pour 5 µm de large) que seule la microscopie électronique à balayage (MEB) permet de caractériser ». (1 micron ou 1 µm = 0,001 millimètre)
Illustrations des deux valves de Cocconeis kurakakea sp. nov. Barre d’échelle 2 µm (MEB, Photo : C. Riaux-Gobin)
Endémisme local
La description de cette nouvelle espèce permet quelques remarques générales sur les assemblages micro-algaux rencontrés dans les Tuamotu. Les diatomées benthiques ne sont pas les micro-végétaux dominants dans les atolls, qui sont des environnements carbonatés. Les dinoflagellés (autres micro-organismes, qui possèdent des flagelles pour se déplacer) y sont plus abondants. Cependant la diversité spécifique des diatomées est élevée aux Tuamotu, comme déjà démontré lors de travaux réalisés ou en cours à Napuka, Takaroa et Takapoto. Les échantillonnages effectués lors de l’expédition “Tara Pacific 2016-2018” confirment cette remarque, avec la description de cette nouvelle espèce, Cocconeis kurakakea. Cette découverte renforce l’idée d’un endémisme local (des espèces inféodées à un secteur bien particulier d’un bassin océanique et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs) pour certaines diatomées du Pacifique Sud. Mieux connaître les espèces de diatomées et leur distributions permet de mieux comprendre les impacts que les changements climatiques ont ou vont avoir sur ces organismes essentiels à toute la chaîne alimentaire, nous compris.
Remerciements
Nous remercions chaleureusement l’équipage de “Tara Pacific”, Yonko Gorand pour son aide au microscope électronique (C2M, Université de Perpignan) et Genowefa Daniszewska-Kowalczyk (Palaeoceanology Unit, 70-383 Szczecin, Poland) pour la préparation du matériel. Nous remercions également la NASA-Johnson Space Center, comme source de la carte de Nukutavake, Dr Paul Hamilton (Phytotaxa, éditeur associé) pour l’autorisation à faire paraître cet article de vulgarisation, Air Tahiti Nui et le CNRS-USR 3278–Labex CORAIL pour avoir soutenu cette étude.
Article rédigé par Catherine Riaux-Gobin avec l’aide de René Galzin