IRCP
Institut des Récifs Coralliens du Pacifique
EPHE

Séminaire CRIOBE-IRCP : Penser l’après-catastrophe. Une analyse de la reconstruction controversée de l’île de Tongoa (Vanuatu)

Penser l’après-catastrophe. Une analyse de la reconstruction controversée de l’île de Tongoa (Vanuatu)

Par Maëlle Calandra
Postdoctorante Labex Corail/PSL-EPHE
CREDO UMR 7308 (AMU, CNRS, EHESS)
Actuellement postdocdorante EPHE sous-contrat Labex Corail, mon projet de recherche porte sur les perceptions du changement climatique et la gestion traditionnelle des aires marines protégées au Vanuatu. Il a pour objectif de compiler et d’étudier les connaissances autochtones de gestion de l’écosystème corallien et les pratiques locales de gouvernance des ressources marines, afin de produire des analyses comparatives de l’exploitation des récifs coralliens et des savoirs locaux qui constitueront à terme, des outils mobilisables par les instances du pays pour améliorer la planification et la conservation des récifs coralliens.
Dans le cadre de mon master puis de ma thèse en Anthropologie sociale et culturelle (soutenue en décembre 2017), je me suis spécialisée sur les sociétés du Pacifique Sud, plus particulièrement sur le Vanuatu rural où j’ai effectué 19 mois de terrain. Mon travail associe aux fondements théoriques de l’anthropologie des catastrophes, ceux de l’anthropologie de la nature. Il décrit la relation avec un environnement lorsque celui-ci est régulièrement bouleversé par une catastrophe ; on entend par ce terme un événement qui frappe par sa violence extrême, sa portée, ses retentissements, son caractère exceptionnel et excessif.

Toute situation catastrophique appelle une réponse. Des dispositifs de prise en charge doivent être trouvés afin de rétablir de l’ordre parmi le désordre causé par l’événement. Au lendemain du cyclone Pam survenu durant la nuit du 15 mars 2015 au Vanuatu, les médias ont relayé l’information outre-mer et la « machine humanitaire » s’est alors déployée à travers le pays. De nombreuses Organisations Non Gouvernementales (ONG), des institutions de développement et des militaires originaires du monde entier sont venus en aide aux populations sinistrées. Sans réelle coordination ni concertation avec le gouvernement, du personnel aux savoir-faire multiples a été dépêché dans plusieurs îles de l’archipel. Ils ont participé à différents programmes d’assistance, d’aide ou de reconstruction, en même temps qu’ils distribuaient des vivres et du matériel de « première nécessité ». Sur l’île de Tongoa, c’est l’ONG Save The Children-Australia qui est principalement intervenue : entre juillet et septembre 2015, elle a pris part à la réhabilitation des maisons et des écoles détruites. Au village de Kurumampe, où j’ai conduit mes recherches doctorales et où je suis retournée 4 mois après la catastrophe, si la présence de cet agent de l’aide humanitaire fut appréciée, il suscita toutefois des controverses et des déceptions. Dans le cadre de ce séminaire, j’ai livré une analyse des interactions induites par la présence des ONG à Kurumampe.

Le Cyclone PAM

Tout a commencé le 11 mars 2015, lorsque le Centre Météorologique du Vanuatu et le Département Geo-Hazards ont annoncé la transformation de la dépression tropicale située au nord-ouest de l’archipel, en cyclone. Celui-ci venait d’être nommé « Pam » par le Fiji Meteorological Service (FMS) qui suivait son évolution depuis sa formation le 6 mars 2015. Il fut catégorisé par le FMS comme cyclone de force 5/5, soit le rang de gravité le plus élevé sur l’échelle de Saffir-Simpson. La nuit du vendredi 13 mars, Pam généra des rafales estimées à plus de 350 km/h ce qui fit de lui, le cyclone le plus violent de l’histoire du Pacifique Sud depuis Zoé en 2002 (dont les rafales n’avaient pas excédé les 290 km/h).

Selon le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires de l’Organisation des Nations Unies, Pam aurait touché près de cent 66 000 personnes réparties sur 22 îles du Vanuatu, soit 64 % de la population locale. Du centre au sud de l’archipel, le cyclone a provoqué de lourds dommages sur les infrastructures (13 000 maisons ont été détruites). Bien qu’à ce jour aucun bilan ne soit officiel, au moins 11 personnes ont trouvé la mort, dont 6 à Port-Vila (Leone et al., 2015 : 5). Parmi les îles les plus gravement touchées figure Tongoa, laquelle a été traversée par l’œil du cyclone.

Après le cyclone

4 mois après le cyclone, lors de mon retour à Tongoa en juillet 2015, si Pam en tant qu’événement ponctuel, appartenait à un temps révolu, ses effets duraient dans le temps et marquaient encore l’espace de vie et le quotidien des Man-Tongoa. Parmi les perturbations sérieuses et durables, l’eau potable était venue à manquer, en raison de la sécheresse provoquée par El Niño qui s’était installée au lendemain de l’ouragan. Une situation qui entraîna la fermeture des écoles primaires chaque après-midi. Par ailleurs, le traumatisme engendré par le phénomène était encore tangible. Pam était dans tous les discours et omniprésent dans les mémoires. A cet égard, voici ce que me racontèrent les habitants de Kurumampe (Nord Tongoa) à propos de l’avènement du cyclone et de ses conséquences :

A l’aube du 14 mars, les 230 villageois de Kurumampe étaient répartis entre 3 maisons et 2 cuisines. Aucun décès n’était à déplorer, et l’on ne constata que quelques blessés légers. Sur les 57 maisons du village, cinquante étaient entièrement détruites. Le paysage environnant était jonché de tôles ondulées, parfois coincées dans les entrelacs des racines de banians épargnés. Le contenu des habitations était répandu sur tout le territoire, ou avait été emporté au loin par le cyclone. L’intégralité des salles de bain et des latrines construites à partir de matériaux locaux avait été pulvérisée par les rafales. Aucune des barrières construites entre les jardins ou les maisons n’avait résisté aux vents. Les villageois ont fait mention des oiseaux blessés, morts ou à l’agonie qui tapissaient le sol, tandis que d’autres volaient, hagards, à la recherche d’un abri. Au sol, il n’y avait plus d’herbe, mais un tapis de petites pierres volcaniques rouges, projetées par le vent après l’effondrement d’une falaise située en contrebas du village. Les arbres encore debout étaient totalement défoliés, ils n’avaient parfois plus d’écorces, à cause des jets de pierres, et encombraient les routes et les jardins. Les cocotiers étaient brisés en deux ou étêtés, les fruits étaient tombés, les végétaux des jardins, comme les plants de maniocs et les bananiers, étaient déterrés et abîmés et l’eau potable était souillée. Les nombreux glissements de terrain avaient recouvert d’une épaisse couche de terre, la frange littoral, ce qui signifiait notamment que les mollusques et les crustacés avaient disparu pour un certain temps et que la pêche sous-marine y serait dorénavant difficile, l’eau étant troublée par le limon.

Après Pam, pendant quelques semaines, les habitants se sont nourris des oiseaux étourdis et de ceux qui ne parvenaient plus à se cacher, leur habitat ayant été détruit. À cette période de faste et d’abondance relative a succédé une longue période de césure puisqu’il fallut attendre mi-juillet pour que soient effectuées les premières récoltes depuis le passage du cyclone. Entre temps, les habitants se sont procurés ce qu’ils nomment « kakae blong disasta », c’est-à-dire la nourriture de la catastrophe, des fougères ou des bulbifères récoltés en forêt et consommés uniquement en temps de disette. À ces produits locaux, s’est ajoutée la nourriture introduite par l’aide humanitaire. Un soutien complété par la distribution de matériaux destinés à la reconstruction des habitations.

La controverse

Mes enquêtes montrent que de nombreuses distributions de dons effectuées à la suite du cyclone générèrent la confusion ou la défiance de la population, faute de s’inscrire dans des schémas explicatifs clairs. Un projet conduit par Save The Children-Australia (STC) retint particulièrement mon attention en raison des discussions qu’il suscita au village.

Une dizaine de salariés de STC arrivèrent à Tongoa durant la première quinzaine de juillet, afin de prendre en charge la reconstruction des écoles et des maisons. Selon un modus operandi invariable, quel que soit son pays d’intervention, l’ONG catégorisa les habitations détruites en deux groupes, pour ensuite pouvoir organiser la distribution du matériel. Le premier groupe (A) correspondait à celui des maisons intégralement détruites par le cyclone et le second (B), aux maisons partiellement abîmées par les vents. À la réception des dons (tôle ondulée, ciment, chevrons, clous), les familles devaient signer une sorte de récépissé les engageant à reconstruire leur demeure selon les normes imposées par l’ONG et qui ne correspondaient pas aux normes traditionnelles de construction des habitations – notamment en leur imposant une toiture monopente n’excédant pas trois mètres de haut. Une autre condition imposée par l’ONG était d’avoir terminé la reconstruction dans un délai de huit semaines. Save The Children-Autralia prévoyait de quitter l’île au cours de la troisième semaine de septembre et souhaitait que l’ensemble des maisons soit reconstruit à ce moment-là. Le délai semblait être dicté par leur propre calendrier, plutôt que par celui des habitants pour lesquels d’autres tâches étaient prioritaires (travail dans les jardins, réfection des bassins, assistance aux funérailles). Aussi, de manière à assurer le bon avancement des travaux et des (des résultats rapide), l’organisme demanda de nommer deux personnes dont la fonction serait d’organiser le calendrier des travaux de leur village et d’en superviser l’avancement ; celles-ci seraient rétribuées pour leur peine et leur temps et constitueraient le « disasta komiti » (comité de pilotage post-catastrophe).

Toutefois, en dépit de ces mesures, la reconstruction n’alla pas au rythme escompté par l’ONG pour trois raisons principales : 1) les habitants préféraient recevoir des matériaux locaux plutôt que de la tôle qui s’était avérée meurtrière pendant le cyclone 2) certains ne souhaitaient pas reconstruire leurs maisons dans la hâte, mais voulaient plutôt conserver les matériaux et économiser de l’argent afin de pouvoir acheter de nouvelles tôles ondulées et du ciment pour reconstruire une maison plus grande que ne le permettaient les dons de l’ONG. Par ailleurs, l’urgence n’était pas la reconstruction des logis, mais la remise en état des jardins afin de rapidement recouvrer une autosuffisance alimentaire 3) l’île fut endeuillée à quatre reprises au cours du mois d’août, ce qui ralentit considérablement les travaux. À Tongoa, lorsqu’un individu décède, même s’il s’agit d’un parent très éloigné, il est d’usage d’aller témoigner sa compassion à la famille concernée. Aussi, après chaque décès, une période de deuil est décrétée localement, mettant un terme pendant au moins trois jours, à toute activité sans lien direct avec le décès et à tout bruit.

L’ensemble de ces événements a retardé les travaux de reconstruction, relégués au second plan, ce qui a fortement déplu à l’ONG. Un employé vanuatais de Save The Children-Australia, agacé de la situation, vint se plaindre aux habitants de leur retard à plusieurs reprises et déclara qu’ils perdaient leur temps avec la coutume plutôt que de penser à leurs maisons. Ces remarques firent le tour du village et s’amplifièrent à mesure qu’elles étaient répétées par un interlocuteur différent. En quelques jours, la rumeur disait que si la construction des maisons n’était pas achevée d’ici le départ de l’ONG, celle-ci viendrait, avec l’aide de la police, reprendre de force le matériel distribué. Cela révéla une fois de plus les tensions et les décalages de perceptions de priorités entre la population et l’ONG. À la fin du mois d’août, quatre maisons avaient été reconstruites tandis que quatre autres ne l’étaient que partiellement. En décembre 2015, les travaux étaient toujours en cours et l’ONG avait quitté les lieux sans récupérer ses dons.

Quelles leçons tirer ?

  • Sur la méthode de ciblage de l’aide des ONG (c’est-à-dire là où elle doit se faire) : A Tongoa, l’aide s’est concentrée autour de la reconstruction des maisons, alors que pour les habitants la priorité se situait plutôt dans les jardins dont il fallait rétablir la fonction nourricière.
  • Le chantier conduit par STC a révèlé des contradictions en lien avec le contexte social des personnes qu’elle souhaitait aider ; ce qui illustre la limitation de la standardisation de la logistique et de la procédure dans un contexte tel que celui du Vanuatu où les habitants désiraient reconstruire leurs logis à partir de matériaux locaux, mais se sont vus offrir de la tôle ondulée.
  • Des frictions (ONG/communauté villageoise) imputables à plusieurs facteurs : D’abord, les dispositifs d’aides ont été pensés et conçus au Nord pour le Sud. Ensuite le contenu des kits dispensés n’a fait l’objet d’aucune concertation préalable avec des élus locaux ou le gouvernement auxquels ont auraient pu demander d’émettre un avis.
  • Une situation caractéristique de ce que Mariella Pandolfi nomme la « culture » ou « l’industrie humanitaire » qui « définit un périmètre apolitique où se reconfigure la mise en place de nouvelles formes de domination qu’on pourrait définir comme un ensemble de pratiques « supracoloniales » (Pandolfi, 2002).
  • Pour éviter ces travers, il s’avère important que les ONG prennent en considération les normes locales afin de ne pas être en contradictions avec celles qui sont importées, sans pour autant enfermer les bénéficiaires dans un traditionalisme figé ou idéalisée.
  • Par ailleurs, si l’aide extérieure est nécessaire, elle est aussi source d’effets pervers en tout cas, son déferlement a aussi son pendant négatif : celui de la dépendance et de l’assistanat. A Tongoa, les habitants attendaient que les choses soient faites, plutôt que de les faire eux-mêmes. On parle ainsi de « rente du développement », une dimension ou un dilemme auquel l’anthropologie, par sa méthodologie et ses analyses, peut apporter des éléments de réponses.

Séminaire réalisé le jeudi 3 mai 2018 dans l’amphithéâtre du CRIOBE, Moorea, Polynésie française

Contact : maelle.calandra@gmail.com

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